Rares sont les vraies surprises. Ce livre en est une, et des plus singulières. Tombée de nulle part, au premier abord. Auteur inconnu, repères absents. Pourtant, cet aérolithe philosophique s'impose d'emblée : un monde ici s'affirme, dans une langue dense et claire, avec une cohérence aussi évidente qu'inattendue. A tel point qu'une fois ouvert on ne le lâche plus, saisi du sentiment de rencontrer une vraie pensée, d'étranges lumières, des voyages très insolites. Le tout résiste au résumé, et se déforme quand on le schématise. Une esquisse est trompeuse, vous voilà prévenus.
Constat de départ : nous baignons dans le sensible. "Nous considérons que nous sommes des êtres rationnels, pensants et parlants, souligne la première page, et pourtant, pour nous, vivre signifie avant toutes choses regarder, goûter, toucher ou sentir le monde." Comment concilier notre immersion permanente dans les lumières et les couleurs, les odeurs, les saveurs... et l'antique projet philosophique de se tourner vers l'intelligible en se détournant du monde sensible ? La philosophie, sur ce point, ferait-elle fausse route ? Mieux vaudrait admettre qu'il n'y a pour nous de monde, de réalité et de vie que sensibles.
Encore faut-il s'entendre sur le statut de ce que nous nommons ainsi. La forte intuition d'Emanuele Coccia est que le sensible est un entre-deux, une réalité médiane. Il ne résulte pas, selon lui, du contact direct de nos sens avec le monde. Contrairement à ce qu'on croit, le sensible n'appartiendrait ni aux choses ni au sujet - tout comme l'image d'un objet dans le miroir est séparée de l'objet, et perdure même quand personne ne la regarde. Envisagés de ce point de vue, les phénomènes ne sont ni dans l'âme ni dans le corps, mais en dehors des deux : ce sont des formes qui se tiennent hors de leur matière.
Le mode d'être des images est au coeur de cette réflexion. Elles n'ont ni épaisseur ni poids et malgré tout ne se réduisent pas à néant. Leur pouvoir est de multiplier indéfiniment les formes, de les faire exister ailleurs : quand je me regarde dans un miroir, je suis à la fois ici et là. Le sensible est multiplication, bain infini où nous produisons sans cesse des formes nouvelles - mots et phrases, dessins, photos, parfums, vêtements et autres... Car aucune pensée ni aucune émotion ne sont transmissibles sans avoir été transformées pour devenir sensibles : "On se tromperait à faire de l'homme et de la vie tout court ce qui spiritualise le monde des objets. La vie est aussi ce qui réifie l'esprit, l'objective et l'aliène. Et le sensible n'est pas seulement le lieu de l'abstraction de la matière, mais aussi (...) de la sensification de l'esprit et du sujet."
Cette transformation salvatrice de l'esprit en chose, Emanuele Coccia la repère particulièrement, au fil des derniers chapitres de La Vie sensible, dans la singularité humaine des vêtements. L'homme est l'animal capable de s'habiller, de revêtir constamment une peau d'artifice, d'en changer, voire de la transformer en un signe de lui-même plus personnel et plus intime que sa peau d'origine. Là aussi, de l'esprit devient sens, prend forme et finit par migrer loin du corps : on reconnaît une silhouette, un accessoire, un style - ils disent une personne autant que son nom.
Une des singularités de ce livre est de redonner vie, en les transformant radicalement, à toutes sortes de théories et de concepts médiévaux et scolastiques. Ainsi, la conception du sensible que développe Emanuele Coccia est-elle comme une réminiscence de l'antique doctrine des "espèces intentionnelles", raillée par Descartes, censées relier les choses et l'âme par des liaisons ténues. On trouve ici et là, au fil de cet essai, des références à Alexandre d'Aphrodise, Avicenne ou Bacon.
Renseignements pris, l'auteur est un jeune chercheur spécialiste de philosophie médiévale. Ici, il a délibérément quitté l'érudition et les travaux de traduction pour laisser libre cours à une inspiration métaphysique comme on en rencontre peu. Sans doute lui faudra-t-il un jour préciser comment le modèle de l'image peut s'appliquer pertinemment aux formes non visuelles du sensible. Sur ce point, il semble rester du jeu.
Cela dit, ce texte singulier doit s'envisager comme une expérience plutôt que comme une démonstration. Savoir si ce qu'il dit est "vrai" ou "faux", voilà somme toute une préoccupation secondaire. Personne ne demande si Monteverdi est plus ou moins vrai que Bach, ou Bellini que Poussin. La vraie question : ce qu'ils donnent à voir de neuf, ce qu'ils changent à l'inclinaison des sens.