Par Antoine Bigo
Depuis l’arrivée au pouvoir, de Néstor Kirchner en mai 2003, l’Argentine a retrouvé la mémoire de ses années les plus noires, et décidé d’en finir avec l’impunité dont bénéficiaient ses tortionnaires en uniforme. Alors que la Cour suprême vient de déclarer «inconstitutionnelle» les grâces accordées en 1989 par l’ancien président Carlos Menem aux responsables de la dictature accusés de crime contre l’humanité, le procès d’un aumônier de la police pendant les gouvernements militaires entre 1976 et 1983 bouleverse l’opinion publique. Le père Christian von Wernich, âgé de 69 ans, est accusé de complicité pour 42 enlèvements, 31 cas de torture et 7 assassinats. Depuis le début de son procès, le 5 juillet, il a toujours nié les charges qui pèsent contre lui, et s’est refusé à s’exprimer devant le tribunal de La Plata, ville universitaire à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Buenos Aires et capitale de la province du même nom.
«Goupillon». Pour la première fois, un prêtre est jugé pour des crimes perpétrés pendant la dictature et, derrière lui, c’est la collusion de la hiérarchie de l’Eglise catholique argentine avec les forces armées qui est mise en lumière par la justice. «Même si tous les membres du clergé catholique n’étaient pas favorables à la dictature, l’Eglise en tant qu’institution était clairement alignée avec les militaires dans la défense de la société occidentale chrétienne. Christian von Wernich n’est pas une exception dans cette alliance du sabre et du goupillon, puisque de 20 à 30 curés auraient été vus dans les camps de concentration argentins. Mais il est le symbole de la complicité silencieuse de la hiérarchie catholique avec les juntes militaires qui se sont succédé au pouvoir», souligne Hernán Brienza, le journaliste qui a retrouvé le père von Wernich au Chili en avril 2003, et lui a consacré un livre. En 2007, l’Argentine reste catholique, comme le stipule l’article 2 de la Constitution nationale (1), et militaire, avec un aumônier des forces armées nommé par le pape.
Près d’une centaine de témoins sont attendus à la barre jusqu’au verdict, prévu en septembre. Leurs histoires sont épouvantables. L’aumônier a utilisé son sacerdoce pour s’attirer la confiance des prisonniers et leur soutirer des renseignements en leur promettant qu’ils éviteraient ainsi la torture. «Vous imaginez dans ces moments de terreur et de douleur ce que peut représenter un prêtre ? C’est comme si Dieu en personne venait vous tendre la main quand, en fait, c’est le diable qui est là», témoignait le 12 juillet Julio Miralles, enlevé en juin 1977 avec son frère son père et sa mère, tous torturés puis finalement libérés quatorze mois plus tard par les forces armées argentines prétextant une «erreur». Dans la salle du tribunal, le curé, en civil, protégé par un gilet pare-balles et abrité derrière une vitre blindée, reste impassible. Au dehors, les organisations des droits de l’homme et quelques membres des familles des 30 000 disparus de la dictature s’époumonent : «Assassin, assassin.»
«Impunité». Le procès intervient alors que la droite s’offusque de la décision de la Cour suprême qu’elle estime partiale, puisque le jugement ne revient pas sur les grâces accordées aux montoneros, ces militants politiques d’extrême gauche coupables eux aussi d’enlèvements et d’assassinats. Une trentaine de militaires, dont le général Jorge Videla et l’amiral Emilio Massera, anciens chefs de la junte et actuellement aux arrêts domiciliaires, sont concernés par cette décision qui en réalité est plus symbolique que pratique.
En effet, comme le reconnaît le secrétariat d’Etat argentin aux droits de l’homme, «les militaires dont la grâce a été annulée ont tous été à nouveau inculpés depuis que le Congrès, puis la Cour suprême ont successivement déclaré nulles, en 2003 et en 2004, les lois dites de pardon qui assuraient l’impunité des tortionnaires». Selon les organisations des droits de l’homme, entre 150 et 200 militaires qui n’avaient jamais été amnistiés attendent leur procès. Il s’agit des responsables d’enlèvements de bébés ou des organisateurs du plan Condor, cette répression conjuguée de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Chili, de l’Uruguay et du Paraguay orchestrée à l’époque par le gouvernement américain pour lutter contre la «subversion».
«Réapparition». A quelques mois de l’élection prési dentielle, l’atmosphère est pesante. Des Argentins par milliers ont manifesté avec émotion il y a quelques jours pour exiger la «réapparition» de Julio López. Ce maçon de 77 ans, enlevé puis torturé pendant la dictature, a disparu il y a huit mois. Il venait de témoigner dans cette même salle du tribunal de La Plata contre le commissaire Miguel Etchecolatz, condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité commis pendant la dictature. Un policier que Christian von Wernich avait l’habitude de confesser.